La victoire culturelle de l’antitabagisme

Le 28 avril 2011

En 50 ans, nous sommes passés de la fumeuse sexy Rita Hayworth aux images de poumons calcinés sur les paquets de cigarettes. André Gunthert revient sur l'histoire de ce retournement des images et la stratégie du mouvement antitabac.

Décrite comme une décision gouvernementale, l’apposition de messages visuels sur les paquets de cigarettes, obligatoire en France depuis le 20 avril, est présentée par la presse comme une mesure plus spectaculaire que vraiment efficace. Il s’agit pourtant de la plus vaste expérience de psychologie sociale jamais réalisée à propos des effets de l’image, et la manifestation exemplaire de l’une des plus importantes évolutions d’une pratique culturelle dans les pays développés.

Dernier épisode dans la lutte d’un demi-siècle qui oppose l’une des plus puissantes industries au lobbying d’une minorité agissante, le retournement des images est la signature de la victoire du bien sur le mal, de la santé sur la maladie et de la morale sur le vice. Elle ne doit que peu de choses à l’échelle de la décision gouvernementale, et témoigne au contraire de l’extension toujours plus grande de la nouvelle gouvernance des experts, qui impose ses décisions à l’échelle mondiale par un système opaque de recommandations étayées par l’expertise scientifique.

L’invisibilité de cette procédure et l’incapacité du système médiatique à mettre en récit des dynamiques d’une telle ampleur sont parfaitement illustrées par le traitement anecdotique sur le mode du fait-divers qui a accueilli la mise en conformité française.

La convention-cadre pour la lutte antitabac (Framework Convention on Tobacco Control) est un traité international proposé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), adopté le 21 mai 2003, et signé par presque tous les Etats du monde.

(1) Paquets de cigarettes illustrés d'avertissements visuels (Suisse).

Il prévoit le déploiement d’un vaste ensemble de mesures, dont la hausse des prix du tabac, l’interdiction de la publicité, l’interdiction de fumer dans les lieux publics, le développement de programmes d’aide à la cessation de fumer, la protection des non-fumeurs, la restriction de la vente aux mineurs et l’imposition à l’industrie de la publications d’avertissements illustrés sur les paquets de cigarettes.

Cette mesure visuelle s’insère donc dans un dispositif beaucoup plus large et ne peut être observée séparément de son contexte. Contrairement aux apparences, son introduction tardive dans le cadre de la lutte antitabac constitue une anomalie remarquable.

Santé publique et dramatisation visuelle

Les campagnes de santé publique sont la forme la plus ancienne d’utilisation par les Etats des moyens de la propagande moderne, qui associe les outils administratifs et législatifs à une large mobilisation culturelle, par l’intermédiaire de campagnes médiatiques et éducatives concertées.

La présence d’”images-choc” dans ces campagnes n’a rien d’une nouveauté. En France, dès la fin du XIXe siècle, la lutte contre l’alcoolisme, la syphilis ou la tuberculose forme le laboratoire d’un activisme dont les principaux ressorts sont la dramatisation et l’appel aux valeurs morales.
Une «propagande obsédante» élabore un discours destiné à terrifier l’opinion publique, où chaque fléau est décrit comme une menace de mort pour l’humanité toute entière (Corbin, 1977).

(2) "Alcoolisme", planche du Larousse médical illustré, E. Galtier-Boissière, 1902. (3) Tableau d'anti-alcoolisme du Dr Galtier-Boissière, tableaux muraux Armand Colin, 1900.

Cette pédagogie de l’horreur s’appuie largement sur l’image. Le Tableau d’anti-alcoolisme du Dr Emile Galtier-Boissière a été rendu célèbre par Marcel Pagnol (voir ci-dessus). Dans La Gloire de mon père, il témoigne de l’effet de ces tableaux effrayants qui tapissaient les murs des classes.

On y voyait des foies rougeâtres, et si parfaitement méconnaissables (à cause de leurs boursouflures vertes et de leurs étranglements violets qui leur donnaient la forme d’un topinambour), que l’artiste avait dû peindre à côté d’eux le foie appétissant du bon citoyen, dont la masse harmonieuse et le rouge nourrissant permettaient de mesurer la gravité de la catastrophe voisine.
Les normaliens, poursuivis, jusque dans les dortoirs, par cet horrible viscère (sans parler d’un pancréas en forme de vis d’Archimède, et d’une aorte égayée de hernies), étaient peu à peu frappés de terreur.

(4) "La syphilis c'est vraiment la grande meurtrière des enfants", L. Viborel, La technique moderne de la propagande d’hygiène sociale, 1930.

Dès les années 1920, le cinéma est mis au service de la santé publique. Lucien Viborel, activiste de l’éducation sanitaire, loue le «pouvoir de suggestion» de l’image (De Luca Barrusse, 2009).
Selon Valérie Vignaux, la cinémathèque du ministère de l’Hygiène sociale dispose en 1930 d’un catalogue de 500 films éducatifs, destinés à être projetés et commentés dans les écoles, les entreprises ou les salles communales (Vignaux, 2009).

La science contre l’image

Le mouvement antitabac se structure aux Etats-Unis à partir des années 1950. C’est le caractère tardif de la mise en évidence des dangers de la cigarette qui explique ses principales caractéristiques, à commencer par le refus d’une posture abolitionniste, dont la prohibition des boissons alcoolisées (1919-1933) a montré les limites.

En outre, la lutte antitabac ne recourt qu’exceptionnellement à l’arme visuelle. Après une période fortement marquée par la propagande étatique, l’information scientifique se veut plus sérieuse, préfère avancer des preuves plutôt que de jouer du registre de la stigmatisation dramatisée.

Quand elle prend une forme visuelle, l’illustration des méfaits du tabac s’appuie encore sur l’image du laboratoire. En 1953, Life contribue a populariser l’expérience d’Ernst Wynder qui, en provoquant une proportion inquiétante de tumeurs malignes chez des souris badigeonnées de résidus nicotiniques, installe l’idée de la haute toxicité de la cigarette.

(5) "Smoke gets in the news", Life, 21 décembre 1953, p. 20-21.

Plus encore, dans le cas du tabac, tout se passe comme si le terrain de l’image était déjà occupé. Par la publicité, qui valorise la cigarette, produit si simple et si uniforme, par la sollicitation constante de l’imaginaire et l’association de sa consommation avec diverses qualités individuelles, styles de vies ou comportements sociaux (voir ci-dessous).

Publicités Lucky Strike: (6) années 1930; (7) années 1940; (8) années 1950.

Cette versatilité fantasmatique trouve tout particulièrement sa place au cinéma, avec le soutien actif des industries du tabac. Attribut de la virilité comme de la sensualité, de la rébellion comme du glamour, la cigarette est devenue à l’écran la compagne de toutes les emphases, de tous les abandons (voir ci-dessous).

Aucune pratique sociale n’a connu une telle exposition, au point que l’omniprésence de cet accessoire entraîne souvent des désagréments lorsqu’il faut mobiliser un document visuel de la première moitié du 20esiècle.

(9) Robert Coburn, portrait de Rita Hayworth, Gilda, 1946. (10) Publicité Chesterfield, Ronald Reagan, 1952. (11) James Dean, photo de tournage, Giant, 1955.

Plutôt qu’entreprendre une vaine guerre des images, le mouvement antitabac a préféré soutenir la recherche, puis s’appuyer sur ses résultats pour développer l’arme juridique. Si des publicités institutionnelles ont accompagné les messages de santé publique, la dimension visuelle n’a joué qu’un rôle annexe à côté des ressources du savoir et de la loi, qui ont été les principaux outils du renversement des pratiques.

Des images pour salir l’image

Dans les directives expliquant l’application de l’article 11 (conditionnement et étiquetage des produits du tabac) de la convention-cadre de l’OMS, on retrouve l’invocation des motifs canoniques de l’usage des images, comme «l’impact émotionnel» ou le ciblage de «personnes peu instruites, d’enfants et de jeunes». La principale innovation de cette mesure n’est pas commentée. Faire apposer l’image directement sur le produit, aux frais du producteur, est pourtant une proposition d’une portée décisive, qui transforme l’espace du combat en confiant à l’adversaire l’arme destinée à le tuer.

Plutôt que le maintien d’un théâtre de l’affrontement, cet envahissement sémiotique est déjà la marque de la victoire, qui justifie le recours tardif à l’image. Autant il ne servait à rien d’occuper ce terrain lorsque la consommation tabagique était la norme, autant son investissement témoigne de l’inversion acquise de la perception des comportements. Les antitabac ont gagné. Fumer était in et glamour. C’est désormais le triste symptôme d’une addiction non maîtrisée, un geste compulsif voué à disparaître, ou l’indice d’un manque de confiance en soi.

Les images dites “choc” n’ont pas pour fonction de stigmatiser une pratique. Ce qu’elles manifestent de la manière la plus évidente est la perte de la bataille de l’image par les cigarettiers. Nul besoin d’en faire trop. Contrairement à une lecture superficielle, cette iconographie ne comporte qu’un petit nombre d’images brutalement déplaisantes (voir ci-dessous).

Elle comprend en revanche, en proportion plus importante, des photographies informatives ainsi que plusieurs illustrations allégoriques (dont certaines empruntées à une banque d’images des plus classiques): un couple qui se tourne le dos pour évoquer l’impuissance, une poussette vide pour rappeler la réduction de la fertilité, une seringue pour suggérer la dépendance, deux mains qui se rejoignent pour signifier l’aide à la cessation de fumer (voir ci-dessous)…

L’encadrement noir uniformise cette imagerie disparate dans une même ambiance funèbre. En réalité, plus que par les photos, la connotation trash est produite par l’emprunt des codes graphiques de la presse à scandale: titraille blanche et rouge sur fond noir, encadrés contrastés – une impression de violence essentiellement symbolique.

A la question de l’efficacité de cette option, plusieurs enquêtes effectuées dans des pays ayant appliqué la réglementation répondent de façon mesurée. Réalisé en 2008, le rapport australien, très complet, présente notamment l’intérêt de comparer l’introduction des messages visuels avec celle des avertissements textuels, en 2000. L’étude confirme essentiellement les idées les plus banales sur l’effectivité des images, à savoir que les images-choc sont celles qui sont les plus mémorisables, ou que l’effet le plus important concerne la population qui a l’intention d’arrêter de fumer. Au total, les visuels semblent avoir un impact non négligeable, mais loin d’être décisif isolément.

A la différence des cigarettiers, qui avaient tout misé sur la dimension fantasmatique, l’élément iconographique n’est qu’un facteur parmi d’autres dans la stratégie du mouvement antitabac. Il n’en a pas moins une mission de première importance: symboliser la défaite culturelle d’une pratique autrefois valorisée par l’image. Si les fumeurs peuvent dissimuler par divers expédients cette marque d’infamie, ils ne peuvent empêcher l’effondrement imaginaire dont elle est la preuve.


Publié intialement sur Culture Visuelle, L’atelier des icônes, sous le titre “Le renversement des images, victoire culturelle de l’antitabagisme”
Crédits photo et illustrations : Via Flickr André Gunthert © tous droits réservés ; Rita Hayworth [cc-by-nc-nd] dans la gallerie de RM9


Bibliographie
Jeff Collin, Kelley Lee, Karen Bissell, “The Framework Convention on Tobacco Control. The Politics of Global Health Governance”, Third World Quarterly, 2002/23, n° 2, p. 265-282.
Alain Corbin, “Le péril vénérien au début du siècle. Prophylaxie sanitaire et prophylaxie morale”, Recherches, n° 29, décembre 1977, p. 245-283.
Virginie De Luca Barrusse, “Pro-Natalism and Hygienism in France, 1900 – 1940. The Example of the Fight against Venereal Disease”, Population, 2009, n° 3/vol. 64.
Lion Murard et Patrick Zylberman, L’Hygiène dans la République. La santé publique ou l’utopie contrariée, 1870-1918, Paris, Fayard, 1996.
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